Quel genre de lecteur voudrait lire un livre dont le héros est un yuppie? Le milieu de la finance n’est il pas avant tout le règne de la médiocrité, où l’on serait essentiellement guidé par l’argent et l’attrait du pouvoir. Justement, ce qui y est intéressant n’est pas la question du vide moral, mais le constat de son application, la réalité de la soumission, celle de l’invisibilisation de ceux qui n’ont pas de pouvoir.
Il est intéressant que le je suit celui qui est visible, et pas pour accorder une visibilité à celui qui pourrait nous intéresser. C’est donc un narrateur décrit à travers les signes de son temps, le rendant identifiable parmi tous. Il nous assènerait des leçon de bonnes manières comme le ferait un père à son enfant, sans qu’on comprenne le pourquoi, sinon par pédanterie et pour gonfler son propre égo. Tous ces efforts sont aussi une façon de se créer du ressentiment, de se faire martyre, en allant vers l’autre quitte à se nier et de constater l’indifférence de l’autre.
Dans ce monde de faux semblants, on y croise des inadaptés, un clochard notamment, l’occasion de voir la différence de point de vue. D’un côté le pauvre qui veut croire en un sauveur et l’autre, qui n’arrive pas à s’identifier à ce sauveur. Il aurait voulu essayer de faire comme si les apparences ne comptait pas mais lui même étant tout dans l’apparence ne voit que les apparences comme signifiant. Il y a un déséquilibre où il est demandé au narrateur d’avoir de l’empathie, de comprendre le clochard, mais où il n’est pas demandé au clochard de comprendre le narrateur, aussi le clochard peut être qui il est et le narrateur ne peut pas. D’un certain côté le meurtre vient d’une décision de suivre le clochard et ne pas aller dans le déni, de révéler qui il est. C’est l’acte stupide de fidélité à quelque chose de plus grand que lui qu’il sait peut être par intuition hostile à ce clochard. D’un autre point de vue, ce meurtre est aussi le refus d’un totalitarisme qui exigerait qu’un vide intérieur doit s’exprimer dans un vide extérieur, croyance erronée de pouvoir échapper à son vide? Une question que pourrait se poser le narrateur est de se demander s’il n’y avait pas un vide dans ce clochard qu’il partagerait. L’acte de tuer signifierait un jugement, et l’épreuve de la lame une façon cynique de dire, voyons ce qui a dedans, voyons ce qu’il en sort si je le pousse à bout, rien, donc j’avais raison.
On aimerait plus s’identifier au second rôle sans personnalité qu’à ce je détestable, même au prix d’être dans l’erreur. Néanmoins l’aveuglement du personnage torturé et ignoré, croyant en la possible évolution de l’autre, profite à celui qui le méprise, qui veut exploiter la naïveté de sa proie pour enrichir d’une certaine manière son expérience à l’insu de l’autre, expérience de la vie qui les convaincent de leur supériorité. Cette expérience semble néanmoins teintée d’un échec à remplir le vide intérieur. Le narrateur pourrait être en train de se suicider, déversant la violence coercitive de ses parents sur ses semblables, étouffant sa perte de personnalité en la déversant sur d’autres. Accorder une confiance à travers des préjugés devient dangereux. La décomposition de l’intime rappelle qu’il n’y a pas vraiment contact, que le narrateur reste dans un je qui met l’autre en suspension, l’objectifie et vulnérabilise l’autre dans le plaisir et sa perte d’attention. L’autre croit que le plaisir lui est donné, mais il n’est donné que comme effet collatéral d’une utilisation de l’autre. Le narrateur dévoile son soi, une créature autiste qui s’enferme dans une répétition égoïste, sans égard de l’autre et qui tend à être une machine jouissante. Il y a complicité à ne pas créer de lien pour que chacun utilise l’image qu’il a de l’autre. La médiocrité de la société atteint chaque protagoniste et en emprisonant le sens ou les idéaux dans des images fabriquées, place des obstacles à tout retour au naturel et expulse la vie du monde visible.
La perte de controle
Il y a un décalage entre la réalité et le ressenti du narrateur qui laisse faire son corps, en ayant délégué toute conscience à la société et à d’autres. Le présent l’accapare et sécurise son corps et son égo dans une vision concurentielle, mais aussi renforce cette vision où l’autre et la vision de l’autre doivent doit être affaiblis au point d’être nié dans son existence, et étouffe toute conscience morale pour la déléguer à la société qui n’offre comme retour qu’une apparence de bien et qui permet de se tromper soi même. Le mal devient un indice que le narrateur ne parvient à prendre en compte. Se montrer le mal permettrait de se donner une chance de sortir de sa propre hypocrisie, à l’opposé d’une complaisance de gens de gauche qui s’emprisonne dans les mots et dans une réflexion inoffensive quitte à participer à une société qu’ils critiquent. Le sens supposé des actions n’est pas intéressant, ni l’intention, mais seulement le sens qui se dévoile. Le narrateur refuse l’intention et veut montrer, mais Jean continue de chercher l’intention sans pouvoir la comprendre et ne peut que s’étonner avec curiosité, comme dans une comédie. Dans le livre, le sens de l’action est forcément décevante, et on ne s’intéresserait qu’au fait que les actions existent, comme si on en était trop écarté, et qu’il y a quelque chose de magique qu’on aimerait possible en laissant notre propre interprétation des actions. Le mal n’a pas un sens artistique, c’est juste le mal. Le sens est quelque chose de visé mais pas forcément accessible dans la réalité. Le désinvestissement du sens pour quelque chose de dévitalisé est comme puni et exploité par le narrateur qui ne fait que décevoir le monde à ne pas porter l’intention que les autres aimeraient que la société porte, pour déléguer leur conscience. Le narrateur se retrouve seul et croit alors que les autres jouent et lui cachent la vraie vie, ne lui laissant que des bribes. Il est alors condamné à ne pas pouvoir attendre de se voir et de ne pas être avec l’autre trop passif. Le mal semble pourtant être une chose claire. Dans l’action il y a une recherche qui fait fi de l’interprétation des autres et se concentre sur une narration de soi, une idée brute du mal, que tout son monde s’évertue à ne pas voir.
Dans le désir d’indépendance et de liberté, les apparences peuvent devenir un outil pour se protéger des demandes des autres, en les faisant réagir en les confortant dans un cadre prédéterminé. Le piège serait de croire en cette vision déformée de soi et d’oublier l’ombre qui est pourtant plus réelle. De plus les apparences excluent certaines relations, qu’il faut recréer à travers la parole.
Le narrateur exploite son masque et les peurs de son entourage, pour abandonner la réalité de soi comme source de conscience pour l’autre, d’autant plus que sa réalité est peuplée de démons. Dans son mensonge, il constate le mensonge de l’autre, qui se voudrait ouvert, de la faiblesse de son influence, qui ne cherche en fin de compte qu’une validation médiocre de ses limites, de son mépris du déclassé. Devant les limites de l’autre, il s’autorise à les mépriser, mépriser leur pulsion de vie artificielle basée sur du superficiel. Impuissant face au rouleau compresseur de ce monde, sans aide des autres, en miroir même des autres, il se vide et son corps se refugie dans un mythe inconscient de violence en réaction à sa dépersonnalisation. Peut être aussi qu’il se venge de sa mère de l’avoir sevré pour le faire entrer dans le monde du père, vide de sens, de lui donner un accès qu’à un succédanné d’amour avec la condition qu’il ait un succédanné de vie. Sa vie futile, d’enfant qui se relève après avoir fait une bêtise, à qui on pardonne le crime sans en comprendre la raison, qui n’a fait que décomposer l’homme comme dans une analyse distante de la vie, et qui fait perdurer son masque, devient parfois une camisole où son surmoi n’a plus de place car incapable d’évoluer derrière un masque. Le narrateur humilie d’autant plus ses victimes en situation de vulnérabilité, qui misent leur survie sur une comédie, cherchant dans la sexualité un endroit sécurisé, où elles sont acceptées dans leur corps, prête à payer cette sécurité par la soumission, la soumission à quelqu’un de fort et capable de garantir sa sécurité, en se cachant derrière son masque de personne indépendante, invoquant le jugement moral qui fait du plus fort, de la personne dynamique arrivée, qui parle bien, celui qui a droit sur tout, qui consomme et consume, face à l’impuissance d’un lecteur et de sa morale stérile. D’un certain côté il y a une jouissance dans le sexe, celle de permettre de se retrouver face à la vérité, à la réalité d’un rapport de force.
L’impuissance du lecteur
L’auteur semble placer le lecteur face au quiproquo, dans une position d’observateur tout autant privilégié qu’impuissant, le menant en bateau pour mieux l’amener à se confronter à son erreur. Il utilise ainsi la naïveté du lecteur, qui pense avoir une bonne position, protégé de la vie derrière un livre, rassuré sur son omnipotence. Face à la réalité du je d’un autre, l’amour, la honte et tout l’univers imaginé et vide du lecteur semblent devenir des concepts parodiables. Le narrateur médiocre et qui l’assume semble lui faire un clin d’oeil comme s’ils se comprenait lui et le lecteur, mais le lecteur par dégout chercherait à s’en différencier.
L’auteur semble dénoncer le côté mortifère de la vision du lecteur qui condamnerait le monde par les apparences et construirait lui même un monde d’illusions. Probablement l’auteur a dû faire face à ce conflit intérieur, où l’innocence par rapport à lui même ne mène à rien. Les illusions héritées de son éducation ont être confrontées à la réalité différente de son corps, avec une proximité de la violence de ces illusions devenant une menace pour l’autre.
Le lecteur est alors libre de ne pas suivre l’auteur qui semble presque complice dans son voyeurisme, qui tire les traits d’une satire sur une réalité probablement plus triste. Assister au dévoiement d’une femme, appatée par le pouvoir, par l’image du corps, la capacité du narrateur à faire fi des blocages du lecteur, à prendre ce qui lui n’est probablement pas dû, mais qui lui est accessible par des conditions qui lui échappe, une société qui semble utiliser ses pulsions aggressives malgré lui. Le lecteur semble seul à comprendre l’arnaque du sexe qui conjugue violence et le plaisir pour mieux avancer caché, instrumentalisant et objectifivant le plaisir de l’autre, niant de façon infantile toute responsabilité par rapport à son héritage, et refusant au delà sa responsabilité d’homme. Cette négation amène à une pornographie où la violence subie par une femme est une violence systémique qui dépasse le narrateur et qui utilise son cynisme et sa médiocrité.
On ne sort peut être pas de la médiocrité
Le choix face au risque de la folie devant l’absurdité du monde, à la culpabilité de l’adulte en symétrie à l’innocence de l’adolescent est de figer l’incompréhension dans des concepts de bien et de mal. Indifférent à nos conceptions, le capital est un système qui se nourrit de violence et de colonisation du réel au jour le jour. La répression des pulsions de la journée a des répercussions sur les individus qui déchargent la violence dans les relations humaines de façon souvent symbolique. Le narrateur quand il se libère de ses obsessions, a l’impression de se dépersonnaliser, puis revient dans la société comme s’il retrouvait qui il était. Alors qu’un autre chemin serait une action mais qui ne suit pas ce contrôle pulsionnel, mais placerait le réel dans le récit pour ne pas s’y soumettre complètement.
Malgré la société, il reste des personnes qui acceptent l’ignorance, et croient encore en un récit, Jean par exemple qui reste interprète mal chaque situation avec amusement sans opportunisme car plus bas dans l’échelle sociale, Carruthers qui ne voit pas les bons signes. L’auteur trouve un regard à demi intéressé, à demi ennuyé, avec une tendresse cachée, sur les petits détails, les micros événements qui tracent une forme de tragique, qui fait la vie des idiots, les personnes aliénées, des insensibles, qui perdent le lien avec le sens de leur vie. Il laisse la satire aller jusqu’au bout, la caricature de l’instant présent et de l’action dans une personne qui incarne tout ce qui lui est possible et accessible, par rapport à son intérieur et son extérieur, la misère de n’avoir accès qu’au mensonge, aux prostituées, à des collègues superficiels.
L’auteur n’est pas un moraliste de la sincérité et de l’authenticité. Il garde une méfiance envers le je, mais reste aussi à son écoute. En restant à l’écoute de ce je, jusque dans ses obsessions, il suit l’aventure d’une génération qu’il ne comprend pas de prime abord, découvrant avec méfiance et parfois avec stupéfaction ce qu’il cache. Il découvre un délire, celui de fantasmer d’être un tueur, dans le sens qu’aucune relation ne peut se faire. Dans la répétition de l’erreur, à travers Jean qui aime par erreur, en restant en dehors d’un sens voulu et qui espère voir sans définir ce qui est, on décèle une foi en une forme d’ouverture, malgré l’absence de mérite, à travers une espérance, au delà de la vérité ou de la justice, celle de continuer de vivre, d’avoir des interactions humaines pour se confronter à l’erreur, de contenir sa folie intérieure, héritée peut être, donc sans fierté, de faire semblant et par là d’essayer d’agir et de juger sans s’entraver, sans faire appel à une autorité dévitalisée, de ne pas se voir comme une île et se rabaisser au trivial car c’est dans du trivial que vient l’énergie, en restant au contact, même médiocre et de faire avec. On y croise des idiots ou des gays qui semblent trouver malgré eux un répit en voyant dans la relation un espace du possible et non un espace figé, un espace de contrôle. Il y a aussi ce blanc entre les épisodes, qui peuvent être une préparation à ce qui arrive dans le monde, qui peut être une parenthèse du possible.
Avec la propension à jouer le martyre, l’état de la société qui n’offre pas de sortie, il ne reste que la joie de l’absurde, celle de l’hérétique, la joie dans l’erreur. Il y a comme une invitation à ne pas naïvement rester fidèle à un système, mais à partir de soi même médiocre pour voir ce qu’il en sort, même en blessant l’autre, et à chercher en l’autre l’atteignable avant d’aborder le versant social ou moral. L’intérieur ne semble pas prêt à l’action s’il doit se conformer à l’autre, alors que blesser quelqu’un fait partie de la vie. C’est souvent dans les dérapages que quelque chose peut se passer, que ce qui est lié arbitrairement peut être délié, qu’on se confronte à la forme, une forme ambigüe qui peut séduire et nous pousser dans l’impasse si on veut jusqu’au bout taire notre douleur au profit du faux.
L’important est de partir de soi, même d’un soi médiocre. Même s’il n’y a pas d’issue, il y a un espoir dans certaines prises de conscience, dans la forme révélatrice. Il y a une sorte de morale qui se dessine autour de la folie de contrôle du narrateur, qui ne peut se contrôler, ni contrôler les autres. La leçon de l’auteur serait de ne pas s’échapper, ne pas chercher une sortie, comme le confort de la consommation, les substituts virtuels, et de se regarder en face à un temps donné, avec l’absence d’amour, d’affection malgré les attributs apparents, la violence comme réplication d’un mode de relation où on s’enfonce tous, où on pense savoir que l’on est mauvais et vide car pas conforme. La folie semble être une volonté d’échappatoire contre la réalité, celle que porte l’autre, et qui veut contrecarrer la pression qui découle de l’existence de l’autre. Cette projection est néanmoins fausse et la fausseté de la journée semble porter un espoir qui a une forme de réalité qui contrecarre la réalité créée par l’illusion d’une totalité de ses travers.
Le corps et le mental
Le meurtre semble être une vengeance du mental sur le corps, qui comme il ne voit pas ce qu’il aurait aimé voir abandonne le corps à ses travers. De même le lecteur quand il voit un yuppy aider un pauvre, ou réussir à approcher une femme, refuse cet ordre du monde, et lâche sa lecture, son empathie pour le narrateur, et c’est le cynisme du lecteur qui transforme le narrateur. L’exercice serait de constater sa propre haine du monde, à ne pas voir l’action possible. Le monde du livre semble suivre un ordre où le corps amène les interactions, où le mental n’a que peu de place et espère se retrouver dans l’intime, mais ne se retrouve que face à un autre qui a pris son indépendance par son corps. Le milieu social semble être une construction sensée apaiser le mental, en assouvissant des égos, mais crée en même temps un monde absurde où l’esprit est endormi et le corps cadenassé. Ce milieu de sélection naturelle semble être une émanation d’un idéal sociétal et parental auquel le narrateur ne parvient à se conformer sans sacrifier une partie de lui même. Dans ce sacrifice de lui même, il croise les individus dont le confort mental repose sur une idée traffiquée du réel et une position avantageuse qui les porte. Ainsi en se conformant à une idée, par leur position, ils n’ont plus besoin de se confronter à l’autre, et le narrateur suit cette philosophie jusque dans l’intime où l’autre pense se conformer à une image où il est associé à une personne respectable, mais finit par se conformer à une image où il n’est peut être pas. Peut être le narrateur voit il la faible valeur de l’autre, et de ses idées préconçues, de la hauteur de son sacrifice, mais n’est ce pas une règle dans la vie, que le sacrifice n’est que rarement récompensé, sinon pas comme on l’attend.