Cinépillage
American Psycho

American psycho

Quel genre de lecteur voudrait lire un livre dont le héros est un yuppie? Le milieu de la finance n’est il pas avant tout le règne de la médiocrité, où l’on serait essentiellement guidé par l’argent et l’attrait du pouvoir. Justement on y entend une critique à côté de la plaque du système, faisant office de morale. Néanmoins, l’enjeu est ailleurs et tourne autour de l’aliénation du narrateur, qui ne peut se développer sans en être affecté son environnement.

On suit donc un narrateur décrit à travers les signes de son temps, éloignés de toute caractérisation, comme si ces signes créaient une tension, demandaient un effort, exigeaient une présence chez l’autre pour comprendre à quoi ces signes correspondent. On se retrouve comme devant un père qui dirait comment il faut être, comme une leçon à répéter, sans qu’on comprenne le pourquoi, et dont l’autorité, le succès social, sert de justification. Si l’auteur ne s’intéresse pas au pourquoi, aux intentions du narrateur, c’est parce qu’il n’y pas grand chose derrière, que les actions se suffisent à elle même pour caractériser le narrateur. Il nous invite à ne pas être aliéné par ce vide, à ne pas y déceler un grand mal, mais plutôt à ne rien y voir d’intéressant et à passer à autre chose.

Dans ce monde de faux semblants, on y croise des inadaptés, un clochard notamment, et le comportement du narrateur trahit sa représentation figée du pauvre. Le clochard, malgré une potentielle richesse d’expérience de vie, produit d’une autre histoire de l’homme, n’offre à l’autre que lamentation, et aucun espoir au narrateur, aucun amour, aucun prétexte à aller vers, sinon le simple besoin matériel. S’ouvrir à un clochard est une démarche d’apparence sans risque, mais cette absence de risque cache un mépris, une incompatibilité avec son système de valeur, et il n’y a pas de surprise que cette ouverture à l’autre n’amène à rien. Il aurait voulu essayer de faire comme si les apparences ne comptait pas mais lui même étant tout dans l’apparence ne voit que les apparences comme signifiant. La non reconnaissance du clochard est ce qui est prolongée et validée dans la société par l’exclusion. Celui qui a l’autorité, validée par la société, ne voit pourtant pas plus clair qu’un autre. Le narrateur voit surtout sa différence, et c’est dans le déni de son vide intérieur par l’illusion de ses propres apparences, qu’il le tue, de façon totalitaire pour nier l’histoire du clochard, lui refuser le respect de son histoire, mais aussi pour refuser un autre totalitarisme qui exigerait qu’un vide intérieur doit s’exprimer dans un vide extérieur. L’autre question serait de prouver au narrateur qu’il n’y avait pas un vide dans ce clochard. L’acte de tuer signifierait un jugement, et l’épreuve de la lame une façon cynique de dire, voyons ce qui a dedans, voyons ce qu’il en sort si je le pousse à bout, rien, donc j’avais raison.

Pour échapper à l’identification à ce je détestable, on serait tenté de s’identifier au second rôle sans personnalité, torturé et ignoré, mais à travers lui on constate les limites d’une passivité qui laisserait l’autre faire et tolérer ses erreurs pour le faire évoluer. De plus cette tolérance n’est réservé qu’à certains dont on juge à tort capables. Est ce que la victime ne représente pas par son vide le pendant passif du narrateur, tous deux méprisés par les moralistes? Le narrateur pourrait être en train de se suicider, déversant la violence coercitive de ses parents sur ses semblables, étouffant sa souffrance de victime en la déversant sur d’autres. Elle emprunte un chemin mortifère et en se livrant à lui, en se donnant à lui, elle lui offre une chance de voir l’idée d’un geste gratuit de don de soi, mais en se fiant à cette autorité, elle demande clémence à celui qui juge, mais c’est donner le pouvoir à celui dont le jugement est biaisé, et c’est placer le narrateur comme autorité, qui peut alors punir pour des raisons fallatieuses, sur l’apparence, et qui l’empêche surtout de comprendre l’autre et le voir comme son prochain. La décomposition de l’intime rappelle qu’il n’y a pas vraimment contact, que le narrateur reste dans un je qui met l’autre en suspension. Il y a complicité à ne pas créer de lien pour que chacun utilise l’image qu’il a de l’autre. La médiocrité de la société atteint chaque protagoniste et en refusant le sens ou les idéaux, place des obstacles à tout retour au naturel et tend par le surinvestissement de la survie vers une haine passionelle.

Le narrateur exploite son masque et les peurs de son entourage, pour voir concrètement le résultat, et la réalité du mensonge de l’autre, de sa soumission à une image idéalisée qui l’inclurait. C’est à partir de ce cadre que le narrateur voit l’opportunité de voir en face son vrai visage, la face mortifère de son organisation, l’absence de bienveillance, le vide derrière ses intentions. Il se refugie alors dans un mythe inconscient de violence et d’indifférence, où l’autre a volé son âme, ne lui apporte rien, ne va jamais vers lui. Peut être qu’il se venge de sa mère de l’avoir sevré pour le faire entrer dans le monde du père, vide de sens, de lui donner un accès qu’à un succédanné d’amour avec la condition qu’il ait un succédanné de vie. Sa vie futile, d’enfant qui se relève après avoir fait une bêtise, et qui fait perdurer son masque, devient parfois une camisole où son surmoi n’a plus de place car pas fait pour un simple masque qui n’apprend rien. Malgré tous les efforts sur lui même, à ne pas être lui, à s’anéantir, à laisser l’autre être, l’autre ne le sauve pas de lui même, et il est lui même humilié par le vide où mène l’impasse qu’il a lui même choisi de prendre, maintenant seul, sans personne pour le guider, humilié par une absence d’accès à la passion, dûe à la médiocrité de son milieu, faire de ce crime sur lui un crime sur le monde, et marquer le monde par la souffrance de la mort qui s’est abattue sur lui. Le narrateur humilie d’autant plus ses victimes en situation de vulnérabilité misant leur survie sur une comédie, cherchant la sexualité comme but inavoué de trouver un endroit sécurisé, où elles sont acceptées dans leur corps, prête à payer cette sécurité par la soumission, en se cachant derrière son masque de personne indépendante, invoquant le jugement moral qui fait du plus fort, de la personne dynamique arrivée, qui parle bien, celui qui a droit sur tout, face à l’impuissance d’un lecteur et de sa morale.

Dans la vision de l’autre, il y a un espace de possibilités car c’est leur regard qui parvient à faire évoluer ce je, par exemple à travers la secrétaire ainsi que le gay, qui rend son je factice possiblement intéressant, qui le libère d’une perte de la morale qui le figerait dans l’enfance. Face à l’indifférence d’un personnage qui désamorcerait les situations de domination, le je est aussi capable de s’arracher du regard de l’autre pour retrouver un regard neutre sur soi, et inversement grâce à l’autre s’arracher d’un regard sur soi toxique, et jouer de son propre masque. L’identité se construit au niveau des choix dans ce qui est possible et accessible, plus que par rapport à quelque chose de figé, ce qu’on pense, ses capacités intellectuelles, ou ses connaissances, ou à un quelconque mérite à obéir ou suivre un modèle. Le je s’articule entre soi et le monde. C’est un objet du monde, et le principal sujet pour soi. Il permet d’établir un calcul entre la réalité et les intentions, d’y rechercher la praticabilité d’une ambition, quitte à, dans le cas du narrateur, chercher des ambitions prosaïques. Le je de l’autre n’est pas le même que le je pour soi, et il ne construit pas l’ego, c’est le je de soi qui ramène l’autre dans son vide, qui ne protège pas l’autre de son propre vide, car ça serait se nier et accepter de protéger l’autre en se niant soi même, en faisant du je pour l’autre la seule réalité.

Une action accessible indépendemment d’un sens prédéfini Le mal n’est pas seulement quelque chose qui se fait, c’est aussi quelque chose qu’on voit, si on devient ce qu’on voit qu’on fait. Le sens supposé des actions n’est pas intéressant, mais seulement le sens qui se dévoile. Dans le livre, le sens de l’action est forcément décevante, et on ne s’intéresserait qu’au fait que les actions existent, comme si on en était trop écarté, et qu’il y a quelque chose de magique qu’on aimerait possible en laissant notre propre interprétation des actions. Le sens est quelque chose de visé mais pas forcément accessible. Le désinvestissement du sens pour quelque chose de dévitalisé est comme puni et exploité par le narrateur qui ne fait que décevoir le monde. C’est une conséquence d’une idée que les autres jouent et cachent la vraie vie au narrateur, ne lui laissant que des bribes. Le narrateur ne peut attendre de se voir et d’avoir l’interprétation qu’en donnerait un autre. Dans l’action il y a une recherche qui fait fit de l’interprétation des autres et se concentre sur une narration de soi, réinventée, et qui vise un sens avec le risque de ne pas l’atteindre.

L’impuissance du lecteur L’auteur semble placer le lecteur face au quiproquo, dans une position d’observateur tout autant privilégié qu’impuissant, le menant en bateau pour mieux l’amener à se confronter à son erreur. Il utilise ainsi la naïveté du lecteur, qui pense avoir une bonne position, protégé de la vie derrière un livre, rassuré sur son omnipotence. Face à la réalité du je d’un autre, l’amour, la honte et tout l’univers imaginé et vide du lecteur semblent devenir des concepts parodiables. Le lecteur peut alors constater ses propres conceptions flottantes, qui place sa propre image à son avantage, mais dans un monde illusoire en partie hérité. Sa morale est mise à l’épreuve, le jugement d’une personne utilisant son corps pour s’accaparer une valeur apparente pourrait être une justification d’une punition, du meurtre symbolique de sa valeur, le narrateur devenant une personnification qui offre un point de vue parodique de la morale du lecteur, ainsi qu’un outil imaginaire pour appliquer une négation sur des symbôles de ce qui peut aliéner le lecteur.

Agir, parler, ne semblent avoir aucune conséquence dans ce monde. La morbidité semble être comique. Une dépression cloisonnée est déplacée dans les rouages de la réalité pour la faire déraper mais rien ne change réellement. Les règles enferment le narrateur dans l’impuissance comme le lecteur. Le lecteur sensible à la culture du peuple se retrouve démuni, seul avec ses idéaux, devenus sources de contrôle qui l’empêche d’arpenter son chemin.

Il y a un espoir à mettre de l’intention, dans le bien être de l’autre, pas pour le protéger de la violence de la société, mais investi d’une vision alternative. Dans le livre, le mensonge semble entraîner la manipulation et la mort, et ce mensonge se nourrit d’une pensée cachée qui entrave l’action, qui se voudrait omnipotente sur le réel. Dans ce cas la fausseté d’une action un peu naïve, ou une parole bête, sans ambition de mettre en jeu sa propre identité, peut aider à retrouver ses moyens, à retrouver l’ambition plus humble à incarner une identité balbutiante qui se découvre et qui se détâcherait d’une identité figée.

Apparence et indépendance Dans le désir d’indépendance et de liberté, les apparences peuvent devenir un outil pour se protéger des demandes des autres, en les faisant réagir en les confortant dans un cadre prédéterminé. On se débarasse alors de l’attente d’un autre, pour se concentrer sur soi. L’autre non intime n’attend généralement pas grand chose d’intéressant de nous, et peut nous percevoir qu’à travers un rôle, une profession ou une position dans la famille.

Cette coupure de l’autre peut donner une illusion d’issue de secours au contrôle des apparences. Elle ouvre à la souffrance d’être seul, car peu de monde semble attendre grand chose de nous, et que les apparences sont un monde piégé et codifié où ne peut s’exprimer la souffrance. Le capital est alors associé au surinvestissment matérialiste de l’apparence, mu par une volonté d’exclusion et d’embourgeoisement. En concentrant toute son énergie sur la forme, cette fiction crée un monde de spectacle, où les exclus n’ont plus de visibilité que dans leur agonie. Le rapport de force entre les conventions sociales et le désir se cache dans un rapport économique où l’autre doit être employable pour exister et dans les relations amoureuses qui s’invitent dans des occasions imprévues.

Dans la coupure à l’autre, il n’y a plus de contact, et l’action sur l’autre est une action aveugle et indifférenciée qui exprime un désir malade, car une partie est admise en société, et une autre exclue du système de contrôle des apparences. L’action dans ce monde n’a pas conscience du mal ou du bien, de la réalité de l’autre. Dans cette inconscience, on agit d’abord sur les représentations et on modifie notre vision de nous même, et loin du regard des autres, on peut reprendre le contrôle sur les apparences, pour révéler ce qui a en nous, et laisser imaginer un possible choix de nous même dans l’absence d’action par exemple.

Le sexe dans le livre a un côté comique dans le sens où on voit dans sa pratique ce que le narrateur imagine du désir de sa partenaire. Étant toujours soumis à l’apparence, il essaye de deviner ce que veut l’autre et se contruire autour. Il pense devoir être quelqu’un de violent et d’hyper masculin au point de maltraîter l’autre. D’un certain côté, il se soumet à un archetype de personne dominante et répond à un fantasme chez l’autre.

Comme le narrateur a le choix, tout le monde a choisi ce monde. Ses premières victimes sont les premières causes, les cyniques, ceux qui sont dans le système des apparences ou le confortent. Même le clochard y est vu comme un profiteur qui se joue de son apparence de pauvre pour faire rentrer le narrateur dans un cadre où son rôle serait de lui donner de l’argent. Même un enfant devient un personnage d’enfant qui le soumet à un narratif de devoir l’épargner.

Malgré ça, il y a des innocents qui acceptent l’ignorance, Jean par exemple qui ne profite pas d’une quelconque situation, car plus bas dans l’échelle sociale, Carruthers qui ne voit pas les bons signes. L’auteur trouve un regard à demi intéressé, à demi ennuyé, avec une tendresse cachée, sur les petits détails, les micros événements qui tracent une forme de tragique, qui fait la vie des idiots, les personnes aliénées, des insensibles, qui perdent le lien avec le sens de leur vie. Il laisse la satire aller jusqu’au bout, la caricature de l’instant présent et de l’action dans une personne qui incarne tout ce qui lui est possible et accessible, par rapport à son intérieur et son extérieur, la misère de n’avoir accès qu’au mensonge, aux prostituées, à des collègues superficiels. Et on espère un peu que cette satire continue. C’est malgré tout une faiblesse du livre, de faire croire en une crédulité du monde qu’il suffit d’exploiter.

L’auteur se plait à donner une description du mal éloigné de chacun, à déculpabiliser en faisant du mal quelque chose auquel on ne s’identifie pas si on est éloigné de ses représentations. Un constat serait la facile corruption de l’être humain. Dans le livre, le sexe est une pratique séparée du monde de façon élitiste, qui semble être une invitation mondaine à libérer ses pulsions réprimées dans la journée, ses sentiments aussi, pour se réapproprier son désir et la violence qui ont étés captés dans la consommation et les inégalités, mais c’est sans compter que ces sentiments ne sont pas cadrables et ne se limitent pas à des sentiments d’amour, et le narrateur quand il se libère de ses obsessions, se dépersonnalise, puis revient dans la société comme s’il retrouvait qui il était. Le quotidien semble être rendu insupportable sans raison, alors que c’est un jeu où ce qui compte n’est jamais montré et éloigné du réel.

Dans la répétition de l’erreur, à travers Jean aussi qui l’aime par erreur, qui est en dehors du sens et qui espère voir sans définir ce qui est, on décèle une foi en une forme d’ouverture, malgré l’absence de mérite, à travers une espérance, au delà de la vérité ou de la justice, celle de continuer de vivre, d’avoir des interactions humaines, de contenir sa folie intérieure, héritée peut être, de faire semblant et par là d’essayer d’agir et de juger sans s’entraver, sans faire appel à une autorité dévitalisée, de s’en tenir à son système de valeurs, même absurde, de ne pas se voir comme une île, sans fuir, mais dans l’action, même médiocre à l’image de la médiocrité de ce qu’on reçoit et des interactions que l’on a, et de faire avec. On constate que la société est trop forte, qu’on n’a pas de vraie prise sinon de faire semblant, qu’obéir nous aliène et ne nous donne pas d’issue, que même faire semblant ne nous protège pas. Il y a une invitation à se protéger des influences diverses extérieures qui nous éloigne de l’autre, par exemple en abandonnant la lutte sur le versant social ou moral, pour se concentrer sur l’atteignable. On sent aussi la distance et le lien entre l’action et l’intérieur, une exigence à faire et être malgré le fait que l’intérieur n’est pas prêt, n’est pas formé. C’est souvent dans les dérapages que quelque chose peut se passer, que ce qui est lié arbitrairement peut être délié. Il y a aussi dans la torture blasphématoire, une action symbolique capable de détruire le côté sacré des archétypes figés dans la société moderne, ainsi qu’une séduction du mal à nous pousser dans l’impasse de la confrontation directe et du spectacle.

Le meurtre est l’échec d’une relation où ce qu’on cherche n’est pas dans la relation mais dans autre chose, le terrain d’expression de ses névroses peut être, où on utilise la peur de mourir de l’autre. Il y a dans ces meurtres une sorte de punition qui s’étend jusque dans les domaines de l’intime, dans toute relation à l’autre même ceux qui veulent en échapper. Les idiots, les gays semblent trouver malgré eux un répit.

S’ouvrir au monde, à celui ici d’un milieu particulier, signifierait implicitement prendre un risque, celui de se retrouver vulnérable à la destruction de son identité et à la mort, se faire berner par les apparences, les mensonges, et la tentation de facilité.