La vie quotidienne peut s’ancrer dans des problématiques très terrestres, celles relatives à la garde d’un parent menacé par la sénilité. La situation angoissante de la belle fille se dessine à travers ses doutes et ses questionnements.
La remise en cause
Cette garde offre une occasion de prendre conscience de sa condition et d’échanger son rôle avec celui d’un parent, d’avoir la chance d’avoir une personne sous sa dépendance sans pouvoir la comprendre et d’apprendre à laisser une place à l’autre. Dans cette situation, l’impuissance est première et l’ignorance, le ridicule passent en second plans derrière l’action. Elle peut à cette occasion s’accaparer les moyens pour remettre les choses dans l’ordre, en même temps que sa pensée, pas forcément dire les choses au bon moment, mais d’abord faire attention. Face à la réalité, la position passive des proches ramène à l’échec d’une posture qu’on déciderait, d’un égo protégé de la réalité et à l’impuissance du dialogue. L’absence d’alternative proposée par les proches, ainsi que par la société, la laisse démunie devant une solidarité déceptive, une possibilité de rester enfant, et sauvegarder son modèle de croyances, invitant à s’incarner hors de son connu, et à s’individuer, acceptant les signes d’impuissance et d’ignorance. Ses proches, homme ou femme, pourraient incarner une figure de sauveur, figure fantasmatique, mais c’est dans la pensée et l’action qu’une issue semble pouvoir se dessiner en premier. La direction qu’elle prend, quel échec attend au bout ou pas, garde la trace d’une intention possiblement étouffée par la réalité, laisse gratuitement essayer et réessayer, nourrissant son histoire d’un chemin incertain, mais qui réduit son écart par rapport au monde. Souvent elle rencontre le vide, mais lors des rares fois où c’est la réalité qui l’attend, se forge la conviction dans le chemin choisi bien qu’arbitraire, qui s’écarterait d’une vision figée et morte.
Le contexte social
Ce rôle lié aux difficultés d’une personne renvoie à un héritage social, déconstruit une partie oubliée de la réalité, sur le devoir de chacun, la place de la cellule familliale. Par ses gestes simples et parfois maladroits, hors des certitudes, elle retisse un savoir qu’on pourrait croire hérité, mais le livre invite au renouvellement du lien social. Les quelques manifestations de l’abject dans le quotidien pourraient être perçu par une attention aux aguets, parfois comme annodins, parfois comme expression baroque de la réalité, la preuve même qu’on est dans le monde physique et qu’on est à son écoute, quand des choses sans forme se révèlent. La parole permet aussi de participer à ce monde physique. Est ce cette attitude clinique, ce recentrage forcé, qui permet de trouver un regard? L’important est d’observer, comment une dimension humaine échappe à la prise en charge de la société, au programme social, et parvient à déjouer toute précaution, toute idée de faire rentrer l’humain dans un ordre artificiel, de façon insensique.
Le miroir de chacun
Il y a une sorte de miroir entre les situations de la belle fille et du grand père. L’amnésie de Shigezo renvoit à l’ignorance de la belle fille à propos de la prise en charge de la vieillesse dans la société japonaise. La reconstruction d’un cadre de vie peut être vu comme une recherche de la mémoire et palier aux défaillances de l’autre, comme un acte de reconnaissance des limites de chacun. L’énergie désordonnée et potentiellement destructrice appelle une prudence qui se traduit en actes dans la vie, où le retrait serait un acte pudique face à la vie, et non un refus.
Une attention permanente
Les incidents demande une attention permanente, et une nécessité de décision bornée dans le temps, d’évaluation de l’importance des choses toujours remise en cause, par rapport à l’expérience des autres par exemple. Ce temps toujours trop court pour prendre la bonne décision appelle des erreurs et des sacrifices, l’ignorance étant la réalité principale avec des conséquences pouvant se payer cash. La belle fille tatonne pour trouver ses marques et malgré une information lacunaire prend le risque d’une position, soulagée du poids de certaines illusions qui l’aurait emporté dans le courant. Cette position n’est pas fixe, mais consiste plus en un choix de pratiques dans le temps. Les convictions, en se consolidant, forment un terreau sur ce fil temporel pour qu’une plante, qu’elle soit majestueuse ou minuscule, y pousse. Elle permet ainsi de laisser entrer en elle autant les rayons du jour, sous formes de situations nouvelles, que l’ombre, par les nouvelles menaces sur sa personne et son identité, qui chercheraient à s’engouffrer et s’emmêleraient dans un engrenage pour en sortir vivifiée. Toute certitude n’est que temporaire, n’a d’utilité qu’un moment ou une période donnée, et de vérité que dans le degré de persistance. Il y a un amour fugitif dans l’idée d’aide, dans l’acte d’aider Shigezo pour le laisser vivre, et il y a une gratitude à le voir réintroduire le souffle de la vie dans la sienne, à lui donner un rôle dans la vie de Shigezo, à agir sans signe de résultat, dans une croyance d’un mieux, ne restant qu’un rouage invisible pour l’autre, en relativisant sa propre importance.
Une liberté difficle à préserver
Il y a un danger à faire dépendre le bien être d’une personne de ses actions, de capacités intellectuelles de base. La relation de servitude, malgré l’inconscience de Shigezo, est un choix possible. Est ce un amour égoiste de voir l’associalité de l’autre dépendre d’elle ou n’y a-t-il pas un respect du rhythme de l’évolution de chacun? Une difficulté est de ne pas devenir un robot serviable insensible qui rejeterait le dégout, mais à garder une foi en un mieux pour un autre indifférent à soi, où l’on aurait un rôle peut être mineur mais qu’on sent être de notre responsabilité de tenir, et permettre de voir à travers ces gestes une forme d’amour désintéressé. Une autre difficulté est de se retenir d’imposer une norme, une façon de vivre, de laisser le corps agir, les sens sentir, et l’évolution se faire d’elle même. N’y a-t-il pas une joie à placer la responsabilité d’un proche avant le travail ou la famille, à aller au delà de la rigidité du système? L’intelligence de l’action n’est pas le sujet et n’est pas perçu par les autres. Une difficulté est de faire coincider la personnalité de Akiko, sa naturelle curiosité intellectuelle, son cheminement, avec une histoire humaine, la disposition intérieure avec un rôle annodin, et trouver une coincidence au bout d’une histoire. N’a-t-on pas été témoin d’un passage de flambeau ? d’une logique d’apprentissage où on subit en partie l’intrication d’énergies féminines (adaptation du rythme) et masculines (assumer des conséquences de décision rigides) pour chercher par la suite à apprécier retrospectivement ce moment de vie et chercher des solutions pour se préserver? La faiblesse, le risque n’est il pas de s’en tenir à ce qui est accessible, à avoir peur de l’inconnu, se restreindre au visible, preuve d’absence de foi dans une imagination en lien avec la réalité, se restreindre aux petits pas dans le vide, évitant de prendre le risque d’un rôle sans conscience des conséquences, en dehors de son image de soi même? Celà reviendrait par pragmatisme à inverser intention et action. Il reste toujours dans le fond, un besoin d’aide, cherchée dans la pratique commune, la conscience collective, un exemple dans la société, ou dans le doute et dans l’approfondissement de ses propres idéaux, de sa propre vision sociale.
L’importance de la conscience
À travers l’effacement, les choses qui se passent sans soi mais qui laissent une trace sensible, un point de vue de la condition se dessine. À travers l’écoute, son dégoût compris, une intégration et une participation peut s’amorcer. Les événements génèrent de l’histoire, et au delà des choix faits, de toute reconnaissance, il y a avant tout un plaisir dans la conscience de ses choix arbitraires, de ses décisions absurdes, éloigné d’un calcul basé sur la connaissance, éloigné d’un devoir prédéfini séparé du temps, éloigné aussi du confort et de la jouissance simple pour favoriser une acceptation de la forme de la réalité. Le beau apparaît dans l’action au milieu d’une absence de conscience du monde extérieur de toutes les angoisses, de tous les questionnements qui ont permis que le cours des choses se déroule simplement, de la désinvolture du monde face à l’ignorance et l’angoisse, et dans cette désinvolture de l’acceptation de cette angoisse. L’amour est dans le don de soi dans notre propre perception de l’autre, libre du besoin de faire partager cette perception, et de ce qu’il nous coûte. La conscience permet aussi de se rappeler que s’il y a soumission, ou l’apparence de soumission, elle est temporaire et choisie, mais dans l’attente de trouver mieux car pas idéale.